Intérieur/ intérieurs
Joëlle Possémé


Après avoir longtemps peint et dessiné de  grands flux oniriques de visages et de créatures  comme remontés des limbes –  hantée par la mémoire d’un père résistant revenu mutique des camps nazis –, Joëlle Possémé est sortie de cette spectrale, parfois tempétueuse célébration, pour une figuration thématique fondée sur l’observation et l’étude. Avec la série inaugurale des Butôs, usant d’une technique éprouvée de la peinture à l’huile et dans la tradition ténébriste du Caravage, elle se confronte au modèle idéal, corps nus sculptant l’espace intime par une danse à la fois détachée et  contrainte. L’expressionnisme contracté, comme inflexible, du modèle en mouvement, manifeste une présence entière sur fond de solitude : il y a là une scène neutre où s’accomplit un rituel inspiré d’un drame absolu mais que la danse transpose sur un plan esthétique. Le flux léthéen des déportés interrompu sur image, laisse place ici au clair-obscur tranché du corps dansant.  Avec ses Intérieurs, deuxième série figurative au réalisme austère, Joëlle Possémé inverse le point de vue : l’espace prend apparence aux dépens des personnages. La composition élude le drame humain et se géométrise. Ces chambres et corridors vides appellent pourtant le regard indiscret, après un coup d’œil d’acquéreur potentiel visitant les lieux.


Par convention référentielle, si l’on admet qu’une œuvre, picturale, littéraire ou musicale s’inscrit forcément dans une histoire, par adhésion rétive ou rébellion subornée, les intérieurs de Joëlle Possémé suscite des évocations, portes d’une demeure rêvée où remonter le temps. Le regard ainsi s’enfonce dans des profondeurs analogiques et spéculaires, du côté des maîtres hollandais du Siècle d’or, d’un Pieter de Hooch particulièrement, ou d’un Pieter Janssens Elinga qui élabora une fameuse Boîte à perspective contenant toutes les ruses du trompe-l’œil. L’un comme l’autre, dans la proximité irradiante de Vermeer et la mémoire des Époux Arnolfini de Van Eyck, initièrent ce genre neuf de la peinture profane correspondant aux dispositions casanières et intimistes de la bourgeoisie protestante en plein essor économique. Mais il s’agit toujours de scènes de genre : l’habitat, prépondérant du point de vue de la composition, demeure un décor, l’attention s’attachant par priorité à la scène proprement dite :  Balayeuse, Buveuse ou Jeune fille à la perle.


Deux siècles plus tard, à rebours de la modernité expressionniste, le Danois Vilhelm Hammershøi revient au genre dans un esprit vermeerien tout empreint de mystère. Les intérieurs désertés posent énigme, nos rêves en témoignent. Avec Hammershøi, aucune humaine anecdote ne vient distraire l’œil. Portes, couloirs et fenêtres scandent l’espace architecturé avec des échappées tronquées, des points de fuite obviées, parfois quelque personnage qui nous tourne le dos, dans l’harmonieuse et confortable absence d’un intérieur scandinave conçu pour les grands froids.


Les Intérieurs de Joëlle Possémé sont plus impersonnels encore, même si des indices y évoquent l’habitant, ou plutôt l’habitante qui ne saurait être que l’artiste elle-même projetant un sentiment de déshérence inspirée. Nous sommes invités dans les constructions mentales et sensibles d’un peintre du retrait qui prend prétexte des intérieurs pour exposer des manières de sculptures en creux que modèlent ombres et lumières. Les indices comme en suspens évoquant le séjour, outre le mobilier et les tableaux accrochés aux murs ouvrant des fenêtres de peinture paysagère dans la peinture, introduisent subtilement une atmosphère, un recul méditatif : il s’agit d’un linge suspendu à une porte ou sur une rambarde d’escalier, un livre aux pages en éventail sur un coin de table, une chandelle allumée ou éteinte, la clarté d’une ampoule nue, un battant de porte entrouvert ou une chaise déplacée. Un chevalet, des châssis entassés contre un mur nous rappellent qu’il s’agit avant tout de peinture, c’est-à-dire de silence et de hantise. La peinture d’intérieur en cela se rapproche et inclut la nature morte, détail signifiant et indice de présence, qui une fois plastiquement isolée prendra en soi valeur absolue.
Cependant tout modèle est absent puisque le sujet de ces toiles n’est autre que l’absence elle-même et que celle-ci s’incarne méditativement dans l’architecture dite d’intérieur travaillée au glacis selon les canons de la perspective avec une sobriété méticuleuse, attentive au moindre reflet, exaltant la composition au point d’inviter le regard à prendre aise des espaces jusque dans leurs issues visibles ou supposées. Ces intérieurs de Joëlle Possémé, configurent une rêverie sur l’intériorité dérobée, l’éternel vis-à-vis du de-dans et du de-hors, l’un configurant l’autre et inversement jusqu’au plus abyssal de l’être.


Hubert Haddad

Les danses obscures de Joëlle Possémé

 

bu : danser.   : frapper le sol. Au Japon,le butô désigne aussi les danses invasives en sécession avec la haute tradition du nô et du kabuki, danses et arts vivants nés de son ouverture plus ou moins contrainte au monde extérieur à partir du XIXe siècle. Par retour d’influence, la danse fondée par Tatsumi Hijikataet Kazuo Ono dans les années soixante est devenue emblématique de la culture nippone, en référence, pour nous occidentaux, à son histoire récente, à la tragédie fondatrice d'Hiroshima et de Nagasaki. On peut questionner l’impact de ce nouvel expressionnisme, solidairement charnel et macabre, sensuel et abrupt, en regard des investigations anticipatrices, cependant marquées par l’esthétique nippone antérieure, du Jugenstill et du Die Brucke dans les années trente : d’Erich Heckel à Egon Schiele ou Kokoschka. L’impact onirique de l’image du corps extrait de la succession filmique, arrêté dans son mouvement comme une soudaine statue de lumière ombrée, c’est tout l’art de Joëlle Possémé dans cette série austère évoquant à la fois Caravage, Zurbaran et les ténébristes, de ce côté de l’histoire de l’art.

La danse butô exalte la lenteur, l’atermoiement extrême du mouvement jusqu’au déséquilibre, jusqu’ à l’instant d’absolu détachement, au point d’offrir au peintre l’idéal du modèle : dans un ralenti contraignant à une espèce éprouvée d’acrobatie intérieure où tous les muscles se tendent et vibrent comme un gréement d’énergie endiguée, le danseur intériorise l’espace qui l’accueille ou le meurtrit en une manière d’exploration intime ou d’incursion poétiquecharnelle comme ritualisée au secret  des profondeurs viscérales. À travers ces captations hésitant entre spectralité et présence – et qui évoquent quelque peu dans leur genèse les décompositions photographiques du mouvement d’Eadweard Muybridge, mais ici dans un rapport mystérieux à la durée, à l’arrêt sur image –, le peintre réinvente le rapport au modèle sur le plan, non d’une gestuelle codée ou de l’expression en soi, mais de l’être pour la mort, de la présence hiératique saisie au fil d’un fleuve massif d’impressions  nul deux fois jamais ne se baigne ni ne danse. Dans la dualité harmonique de l’ombre et de la lumière, chaque posture sculpte sa propre métamorphose de lave ou de brume. Cette intériorisation désassujetissante du mouvement qu’initie la danse butô, la peinture par nature l’illustre et l’éclaire. 

Les danseurs sculpturaux et méditatifs de Joëlle Possémé – mais c’est une autre histoire – recèlent et dérobent en leur lieu les visions traumatiques des déportés de Dachau ou de Mauthausen et des Hibakushas, les irradiés d’Hiroshima, rendant vie aux corps perdus de la pensée comme à la pensée blessée des corps – pour n’oublier jamais.

La dimension scénique, en rupture d’interprétation, infiniment silencieuse, ouvre ici à un au-delà pressenti, assez distante de cette « géographie du corps, du monde et du mystère » dont parle Desnos, ou alors dans leur fusionnelle concomitance. « Non, il n’y a pas de fantômes dans les tableaux de Van Gogh, pas de drame, pas de sujet et je dirai même pas d’objet, car le motif lui-même qu’est-ce que c’est ? » s'enquérait avec pertinence Antonin Artaud, propos à coup sûradaptable à tout artiste en quête obscure. La peinture ne montre qu’elle-même, c’est-à-dire « quelque chose comme l’ombre de fer du motet d’une inénarrable musique antique, comme le leitmotiv d’un thème désespéré de son propre sujet ».

À quel vrai butoir de désespérance, à quel sujet le peintre se confronte-t-il incessamment pour atteindre le sceau terrible de la justesse ? Joëlle Possémé nous dira quelles étoiles, quel poignard ou quel songe se cachent dans la moire de mélancolie d’où se détachent l’une après l’autre les figures de son art patient.

Hubert Haddad

 

 

 

 

 

 

 

Artiste peintre, Joëlle Possémé donne des cours de peinture dans son
bel atelier du XIe arrondissement. Son travail a fait l’objet d’expositions (*).
Sa formation initiale de psychologue clinicienne l’a amenée à
côtoyer de près les êtres en souffrance et son oeuvre est nourrie de
toutes les émotions reçues à leur contact.
Pourquoi le butô ?


Lorsqu’elle est enfant, le père de Joëlle Possémé, déporté, l’emmène à
l’hôtel Lutetia, un lieu parisien où furent accueillis en 1945 les déportés
de retour des camps. Là, en voyant les expositions de dessins et
peintures effectués par les rescapés, Joëlle ressent intensément leur
peine et leur angoisse.
Au Japon, la danse butô, fondée par Tatsumi Hijikata en 1959, exprime
la peine et l’angoisse d’une société brisée par la Seconde Guerre
mondiale et le feu nucléaire. Fortement spirituel, imprégné de
shintoïsme, ce butô à la gestuelle tourmentée est une danse de la
détresse, mais il a aussi pour but de communiquer avec les esprits
invisibles, de réveiller les forces primitives enfouies dans les profondeurs
de l’âme humaine.
La démarche artistique de Joëlle Possémé rejoint celle du butô
lorsqu’elle peint ces corps blancs aux crânes rasés dans des postures
d’isolement, de repli intérieur face à l’absurdité d’une société inhumaine.
Ses personnages graves et dignes sont universels, leur posture
symbolise la nécessité pour chaque être de se connecter à soi-même
afin de retrouver un peu de sérénité dans ce monde cynique, qui
oppresse les individus et tente d’anesthésier les consciences.
La puissance évocatrice de ses toiles n’exclut nullement la tendresse et
la compassion qu’elle éprouve pour ces êtres fragiles et fascinants.
Dominique Pillette



(*) notamment à  Paris : la galerie Quincampoix , la galerie de l’Europe, à la bibliothèque de la Sorbonne nouvelle, au château de la Roche Guyon et dans divers centres culturels à Paris et en Ile de France.